Merci à notre ami Fabrice Hadjadj, qui nous permet d’utiliser ce très bel éloge de la virilité et de la chasteté en 4 parties : en voici la troisième partie !
- Vient notre seconde question : comment penser la chasteté comme vertu qui mène le sexe à sa perfection, si elle est de l’ordre d’une maîtrise rationnelle ? Rationaliser le sexe, n’est-ce pas le détruire ? Et pourtant, nous venons de le voir, le chaste est tout le contraire du châtré.
La sexualité est le lieu où s’expérimente une perte de contrôle : coup de foudre devant la femme ; coup de vieux devant l’enfant. L’époux aussi bien que le père sont des personnes dépassées par l’autre genre et par l’autre génération. L’organe même du sexe est le symbole de ce dépassement (et non d’une domination phallocratique). Montaigne évoque dans ses Essais « l’indocile liberté de ce membre, s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire, défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus affaire, et contestant de l’autorité si impérieusement avec notre volonté »… Cette indocile liberté n’est pas qu’une peine qu’il faudrait surmonter. Elle possède aussi sa positivité qui, pour être humiliante, n’en est pas moins heureuse : elle manifeste que nous sommes pour l’autre, et tellement pour l’autre que l’autre nous hante, que nous en portons la marque jusqu’au milieu de notre corps, par notre nombril et notre sexe, qui nous rattache, l’un, à la mère, l’autre, à la femme.
- L’éros implique toujours une certaine passivité, un certain ravissement radical devant l’autre (c’est pourquoi Platon se refuser à le voir comme un dieu, et le considérait comme un intermédiaire entre les dieux et les hommes). Sa passion est en excès par rapport à la raison. Om tombe amoureux comme on tombe de sa chaire.
Est-ce à dire que l’amour est toujours déraisonnable et nous fait chuter vers la bestialité ? Dans le Phèdre, Platon montre qu’il y a deux manières d’excéder la raison, par le bas, et par le haut, par le bestial et par le divin. Or, selon lui, le véritable éros a bien quelque chose de fou, mais sa folie est divine.
Sous ce rapport, la chasteté permet à l’éros d’être lui-même : devant la beauté qui nous bouleverse, elle nous donne d’obéir à la folie divine et de ne pas sombrer dans une folie bestiale. Elle n’était pas le feu, mais, pour reprendre une expression de saint Jean Climaque, elle chasse le feu par le feu, le feu inférieur, qui consume sans brûler, par le feu supérieur, qui brûle sans se consumer.
- Lévinas a profondément médité cette transcendance donnée à même l’immanence de la sexualité, cette action supérieure de l’autre qui s’opère au sein de la passivité du désir. Selon lui, la dualité des sexes n’est essentiellement ni rivalité ni complémentarité, même si elle peut prendre secondairement ces aspects : la relation de l’homme et de la femme est une relation entre deux individus – d’où la rivalité possible – et une relation entre deux moitiés qui s’ajustent fonctionnellement pour transmettre la vie – d’où la complémentarité réelle. Mais ni la vision individualiste, ni la compréhension fonctionnaliste ne rendent raison la sexualité dans son essence.
Dans son essence, la sexualité ne nous fait pas chercher « l’âme sœur », car ce serait encore inceste – ce qui veut littéralement dire « non-chaste ». Elle nous tourne vers l’autre irréductible : « Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres ; c’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais elle la conserve. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous, il se retire au contraire dans son mystère[1]. » L’union sexuelle n’abolit pas la différence sexuelle : elle l’intensifie, car la femme n’est jamais plus féminine que lorsqu’elle est amante, épouse et mère ; et elle la multiplie, car, à la différence sexuelle, elle ajoute la différence générationnelle, et cette seconde différence, loin de ramener l’autre à nous, nous tourne avec lui vers cet autre que nous deux qu’est notre enfant.
- Il n’y en a pas moins une ambiguïté de l’éros, ambiguïté liée au désir paradoxal, sinon contradictoire, de jouir de l’autre : jouir, selon Lévinas, c’est tout ramener à l’immanence de son plaisir, à cet océan dissolvant où il n’y a plus ni l’autre ni soi ; mais, dans la jouissance sexuelle, à la différence de la jouissance gastronomique, le désir veut malgré tout l’autre en tant qu’autre, au point qu’il nous échappe toujours, et que, dans son abandon même, il se dérobe à notre possession. Lévinas souligne ainsi « l’ambiguïté d’un événement qui se situe à la limite de l’immanence et de la transcendance. […] L’amour reste un rapport avec autrui, virant en besoin ; et ce besoin présuppose encore l’extériorité totale, transcendante de l’autre, de l’aimée. […] Jouissance du transcendant presque contradictoire dans ses termes, […] la possibilité de jouir d’Autrui, […] cette simultanéité du besoin et du désir, de la concupiscence et de la transcendance, tangence de l’avouable et de l’inavouable, constitue l’originalité de l’érotique qui, dans ce sens, est l’équivoque par excellence »[2].
Ici peut s’entendre ce qu’est la chasteté. Elle consiste à reconnaître cette équivoque, et à faire en sorte que, dans l’éros, la concupiscence ne l’emporte pas sur la transcendance, mais soit plutôt emportée par elle. Sa maîtrise est en cela paradoxale. Elle n’est pas de l’ordre du contrôle, mais d’une sorte de maïeutique, d’une manière d’accompagner l’élan vers l’autre qui s’ouvre dans le sexe.
Cette transcendance que la chasteté préserve, précisons-le, n’est pas d’abord celle de Dieu (cela relève plutôt de la foi). C’est la transcendance du féminin dans la femme, et de l’avenir dans l’enfant, c’est-à-dire d’un espace et d’un temps qui dépassent nos plans et nos plannings, qui sont à la fois les plus proches et les plus mystérieux, à la fois les nôtres (puisque je peux parler « des miens ») et jamais nôtres (puisque les miens ne sont pas ma propriété).
- Prolongeant cette perspective, on peut dire que la chasteté articule l’éros à l’agapè. Benoît XVI explique admirable, dans sa première encyclique, comment la charité réalise une postulation profonde du désir érotique : « Même si, initialement, l’éros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera “être pour” l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ; sinon l’éros déchoit et perd aussi sa nature même[3]. »
La chasteté empêche ainsi l’éros de se perdre et de sombrer dans la déchéance. Elle laisse la sexualité être ce qu’elle est ultimement : non pas le fait de former un tout clos sur lui-même, comme se le figure le romantisme, ni de réduire l’autre à un simple objet de concupiscence, comme se l’imagine la pornographie, mais un mouvement vers l’autre sans retour, le fait de s’ouvrir à l’infini, c’est-à-dire à la femme, à l’enfant, et, à travers eux, à Dieu qui les garantit dans leur altérité et leur avenir, et qui les recueille dans son incompréhensibilité.
[1] Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’Autre [1948], Fata Morgana, 1979, p. 78.
[2] ID., Totalité et infini [1961], Le Livre de Poche, coll. « Biblio-essais », p. 285-286.
[3] Benoît XVI, Deus caritas est, n. 7.
A suivre… dernière partie, vendredi 26 janvier : Virilité combattante et chasteté – 4eme partie : La chasteté comme vertu guerrière