Merci à notre ami Fabrice Hadjadj, qui nous permet d’utiliser ce très bel éloge de la virilité et de la chasteté en 4 parties : en voici la première partie !
- La chasteté est attirante… comme une très belle femme. Le paradoxe peut surprendre, paraître provocant, voire facétieux : il vient de saint Augustin. Dans ses Confessions, celui-ci ose ce qu’il faut bien appeler une description érotique de la chasteté. La traduction de Robert Arnaud d’Andilly, qui fut pourtant de Port-Royal, met ce paradoxe plus en évidence que d’autres, et c’est pourquoi la cite ici : « La chasteté se présentait à moi avec un visage plein de majesté et de douceur, et joignant à un modeste souris des caresses sans affèterie, afin de me donner la hardiesse de m’approcher d’elle, elle étendait pour me recevoir et pour m’embrasser des bras charitables, entre lesquels je voyais tant de personnes qui me pouvaient servir d’exemple. […] Et cette excellente vertu n’est pas stérile, mais féconde dans ces bonnes âmes, puisqu’elle est mère de tant de célestes délices qu’elle conçoit de voix, mon Dieu, qui êtes son véritable et son saint époux[1]. »
Pour exprimer l’appel de la chasteté, Augustin lui confère tous les traits de la vénusté, ou plutôt lui reconnaît un sex-appeal intégral, car rien n’y manque : la beauté du visage, les caresses qui enhardissent, l’étreinte généreuse (« tant de personnes ! ») et la fécondité qui change cette fiancée en mère des fils et filles de la joie (mater filiorum gaudiorum, dit le latin), parce qu’elle est l’épouse de Dieu même…
Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi l’hymne à la chasteté s’élève-t-il sur la base de métaphores sexuelles ? Ne s’agit-il d’ailleurs que de métaphores ? Les petits malins auront tôt fait de nous ressortir leur secret de Polichinelle : nous serions là face à un cas notoire de « retour du refoulé », où la libido méprisée se vengerait en produisant une névrose mystique. Mais, quand on va aussi vite à une explication aussi plate, on est manifestement soi-même en train de procéder à un honteux refoulement…
- Le philosophe qui essaie de penser la chasteté est bientôt stupéfait, sinon émerveillé, par les problèmes qu’elle lui cause (comme une femme, là aussi). Je me bornerai à en relever trois :
1° La chasteté apparaît facilement, au mieux, non pas comme une répression, sans doute, du moins comme une domination de l’appétit sexuel et donc un détachement par rapport à lui. Comment, dès lors, l’exaltation de cette vertu ne nous rendrait-elle pas complice des fameuses « théories du gender» ? Dominer sur le sexe, n’est-ce pas supposer que la polarité sexuelle n’est pas si essentielle, et favoriser une vision asexuée ou unisexe de l’élévation morale ?
2° Il faut aller plus loin et remarquer que contrôler la sexualité revient nécessairement à la détruire. Dans ce qu’elle a de plus profond, la sexualité relève d’une ouverture à la vie qui précède la volonté, et par conséquent d’un désir qui nous dépasse et nous tourne au-delà de nous-même vers l’autre, dans l’événement d’une rencontre. À supposer que la chasteté ne soit pas l’écrasement, mais l’accomplissement de la sexualité, comment pourrait-elle se rapporter à simple contrôle rationnel (que ce soit de l’étreinte ou des naissances) ? Et qu’est-ce que sa structure étrange (maîtrise sans contrôle et libérant le mouvement même de la vie) nous révèle sur toute vertu ?
3° Enfin, la chasteté apparaît souvent comme une perte de virilité, celle-ci étant généralement représentée sous les dehors d’une inextinguible rigidité phallique. Et pourtant, rien ne semble plus efféminé que de se laisser aller à tout vent de sensualité. On se rêve en taureau, mais, à vrai dire, incapable de livrer le moindre combat intérieur contre ses impulsions, on ressemble plutôt au caniche qui monte jusque les pieds de table et les jambes des invités. Le chaste apparaît donc aussi comme le fort. Cette déduction tourne toutefois vite à l’énigme, et à une énigme bien réelle : est-il possible que l’un des plus grands exemples de virilité offert par l’histoire nous vienne d’une jeune fille si chaste qu’on la surnomme la Pucelle ?
- Avant d’explorer ces trois problèmes, je voudrais encore faire une remarque préliminaire. Il est très difficile de parler du sexe : son mystère est toujours recouvert par une série de discours convenus – pas seulement celui de la pudibonderie, qui du moins ne fait pas tabou de son tabou, mais aussi ceux de la gauloiserie, de la physiologie, du romantisme, de la psychanalyse de bas étage, du mysticisme plus ou moins tantrique, de la technique enfin (Kâma-Sûtra, recette de l’orgasme, contrôle des naissances, etc.) Par voie de conséquence, si la chasteté est la vertu qui porte à la sexualité, en parler doit être au moins aussi difficile, pour ne pas dire davantage.
Vaut-il mieux de se taire ? Non, sans doute. Mais il faut convenir qu’un discours sûr de lui-même, souverain, coulant, prolixe, sur la chasteté, ne serait pas chaste lui-même. Or, confessons-le, à l’orée de nos réflexions : bien souvent, pour exhorter à la chasteté du corps, nous avons manqué à la chasteté de l’esprit.
A SUIVRE : « Virilité combattante et chasteté – 2eme partie : Une confirmation du sexe«
[1] Confessions, l. VIII, ch. xi.
Merci M.Hadjadj, vous alliez comme toujours recherche de la vérité avec la beauté d’une plume de poète.