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Paul Claudel et Saint Joseph

Joseph2« …C’était à la fois un ouvrier et un gentilhomme. Il était hilare et silencieux, avec un grand nez noble, des bras musculeux et des mains dont un doigt était souvent enveloppé d’un linge comme il arrive à ceux qui travaillent le bois. Il n’était pas ami des gens de Nazareth, comme ne le sont guère ceux qui suivent une vocation singulière. Et quelle plus singulière que la virginité pour un homme, à cette époque surtout ? Pourquoi l’avait-il adoptée ? Qu’il devait être patient et fort contre l’ennui, comme le soleil qui chaque matin recommence sans s’ennuyer la même route. Je le vois, revenant de Caïffa par un jour d’automne, où il est allé chercher son bois dans une mauvaise charrette.

Je le vois qui passe le Sizon, à cet endroit où l’on découvre devant soi toute la plaine d’Esdrelon jusqu’aux montagnes du TransJourdain, le territoire d’un seul coup de six tribus. La charrette enfonce dans la boue jusqu’aux essieux. Puis je le vois dans sa boutique un matin de soleil, j’entends la scie et le bruit sonore des morceaux de bois, j’entends un enfant qui vient le chercher et qui crie : Joseph ! Joseph ! (Peut-être cela se rattache- t-il d’une manière ou de l’autre à son départ pour Jérusalem). Sa boutique devait être chérie des enfants comme le sont toujours celles des menuisiers. Puis je le vois qui revient de Jérusalem à l’étonnement de tout le monde avec sa fiancée si jeune et si douce (pas très aimée du monde, elle non plus). Je les vois quand ils arrivent et la voisine complaisante qui avait préparé le ménage. Que de commentaires sur tout cela le soir à la fontaine !

Joseph est le patron de la vie cachée. L’Ecriture ne rapporte pas de lui un seul mot. C’est le silence qui est père du Verbe. Que de contrastes chez lui ! Il est le patron des célibataires et celui des pères de famille, celui des laïcs et celui des contemplatifs ! celui des prêtres et celui des hommes d’affaires. Car Joseph était charpentier. Il était obligé de discuter avec les clients et de signer de petits contrats, de poursuivre les débiteurs récalcitrants, de plaider, de compromettre, d’acheter ses fournitures au meilleur compte en réfléchissant sur les occasions, etc.

Que ses derniers jours de faiblesse durent être touchants entre Jésus et Marie quand déjà il ne pouvait plus travailler ! Je vois le cocher d’une de ces belles dames qui allaient aux eaux de Tibériade s’arrêtant chez le charpentier malade pour faire réparer la voiture. C’est Jésus lui-même qui s’en charge et qui lui prend l’outil des mains. Tout cela se passe sans un mot au plus profond de cet Empire Romain plein d’orgueil et de crimes, comme notre civilisation actuelle. Ce n’est ni César, ni Platon.

Il n’y a ici que trois pauvres gens qui s’aiment et c’est eux qui vont changer la face du monde (…) »

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Paul Claudel, Lettre sur Saint Joseph – Prague, 24 mars 1911. – A Sylvain Pitt

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