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Les démons sont déjà rompus et défaits

Sermon du premier dimanche de Carême de Mgr Bossuet au couvent des Minimes, extrait de la troisième et dernière partie expliquant que les démons sont déjà rompus et défaits :

 » ChartresIl semble que je sois ici obligé de me contredire moi-même, et de détruire en cette dernière partie ce que j’ai établi dans les deux autres. Car après vous avoir fait voir que notre ennemi est fort et terrible, il faut maintenant vous dire au contraire qu’il est faible et facile à vaincre. Comment concilier ces deux choses, si ce n’est en vous disant, chrétiens, qu’il est fort contre les lâches et les timides, mais très-faible et impuissant pour les courageux ? En effet, nous voyons, dans les saintes Lettres, qu’il nous y est représenté tantôt fort, tantôt faible, tantôt fier et tantôt tremblant ; et il n’y eut jamais une bête plus monstrueuse.

C’est un lion rugissant qui se rue sur nous ; c’est un serpent qui rampe par terre, et il n’est rien de plus aisé que d’en éviter les approches. « Il tourne autour de vous pour vous dévorer ; » voilà qui est terrible : Circuit quaerens [quem devoret (1)]. « Mais résistez-lui seulement, et il se mettra en fuite : » Resistite diabolo, et fugiet a vobis (2). Ecoutez comme il parle à notre Sauveur; c’est une remarque de saint Basile de Séleucie : Quid mihi et tibi est, Jesu, Fili Dei Altissimi (3) ? « Qu’y a-t-il entre toi et moi, Jésus Fils de Dieu ? » Voilà un serviteur qui parle bien insolemment à son maître (4) ; mais il ne soutiendra pas longtemps sa fierté. « Et je te prie, dit-il, ne me tourmente pas : » Obsecro te, ne me torqueas. Venisti ante tempus torquere nos (5). Voyez comme il tremble sous les coups de fouet. Que si j’avais assez de loisir pour repasser sur toutes les choses qui nous l’ont fait paraître terrible, il me serait aisé de vous y montrer des marques visibles de faiblesse.

Il est vrai qu’il a ses forces entières ; mais celui qui les lui a laissées pour son supplice, ainsi que nous avons dit, lui a mis un frein dans les mâchoires, et ne lui lâche la bride qu’autant qu’il lui plaît, ou pour exercer ses serviteurs, ou pour se venger de ses ennemis. Il a une puissance fort vaste, et son empire s’étend bien loin; mais saint Augustin nous apprend que ce commandement lui tient lieu de peine : Pœna enim ejus est ut in potestate habeat eos qui Dei praecepta contemnunt (6). Et en effet, s’il est véritable que d’être ennemi de Dieu ce soit la souveraine misère, celui qui en est le chef n’est-il pas par conséquent le plus misérable? Enfin est-il rien de plus méprisable que toute cette grandeur qu’il affecte, puisqu’avec cette intelligence qui le rend superbe et toutes ces qualités extraordinaires, nous lui semblons néanmoins dignes d’envie ? et, tout impuissants que nous sommes, il désespère de nous pouvoir vaincre, s’il n’y emploie les ruses et la surprise : de laquelle, certes, messieurs, ayant été si bien avertis, est-il rien de plus aisé que de l’éviter, « pourvu que nous marchions en plein jour comme des enfants de lumière : » Ut filii lucis ambulate (7)?

Que si vous voulez savoir sa faiblesse, non plus, messieurs, par raisonnement, mais par une expérience certaine, écoutez parler Tertullien dans son admirable Apologétique : voici une proposition bien hardie, et dont vous serez étonnés. II reproche aux gentils que toutes leurs divinités sont des esprits malfaisants, et pour leur faire entendre cette vérité, il leur donne le moyen de s’en éclaircir par une expérience bien convaincante. Edatur [hic] aliquis sub tribunalibus vestris, quem daemone agi constet (8): O juges! qui nous tourmentez avec une telle inhumanité, c’est à vous que j’adresse ma parole : qu’on me produise devant vos tribunaux ; je ne veux pas que ce soit en un lieu caché, mais à la face de tout le monde : qu’on y produise « un homme qui soit notoirement possédé du démon; » je dis notoirement possédé, et que la chose soit très constante : quem daemone agi constet : alors que l’on fasse venir quelque fidèle, je ne demande pas qu’on fasse un grand choix ; que l’on prenne le premier venu, « pourvu seulement qu’il soit chrétien : » jussus a quolibet christiano : si en présence de ce chrétien il n’est contraint non-seulement de parler, mais encore de vous confesser ce qu’il est et d’avouer sa tromperie, » n’osant mentir à un chrétien, » christiano mentiri non audentes (messieurs, remarquez ces paroles) ; « là même » , là même, sans plus différer, sans aucune nouvelle procédure, faites mourir ce chrétien impudent qui n’aura pu soutenir par l’effet une promesse si extraordinaire : » ibidem iliiua christiani ^/rocacissimi sanguincm jundite.  O joie, ô ravissement des fidèles, d’entendre une telle proposition, faite si hautement et avec une telle énergie par un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement de l’avis de toute l’Église, dont il soutenait l’innocence ! Quoi donc ! cet esprit trompeur, ce père de mensonge oublie ce qu’il est, et n’ose mentira un chrétien : christiano mentiri non audentes ! Devant un chrétien ce front de fer s’amollit ; forcé par la parole d’un fidèle, il dépose son impudence; et les chrétiens sont si assurés de le faire parler à leur gré, qu’ils s’y engagent au péril de leur vie, en présence de leurs propres juges. Qui ne se rirait donc de cet impuissant ennemi, qui cache tant de faiblesse sous une apparence si fière? Non, non, mes frères, ne le craignons pas : Jésus, notre capitaine, l’a mis en déroute; il ne peut plus rien contre nous, si nous ne nous rendons lâchement à lui.

C’est nous-mêmes que nous devons craindre ; ce sont nos vices et nos passions, plus dangereuses que les démons mêmes, bel exemple de l’Écriture : Saül possédé du malin esprit ; David le chassait au son de sa lyre, ou plutôt par la sainte mélodie des louanges de Dieu, qu’il faisait perpétuellement résonner dessus. Chose étrange, messieurs! pendant que le démon se retirait, Saül devenait plus furieux : il tâche de percer David de sa lance (9) ; tant il est véritable qu’il y a quelque chose en nous qui est pire que le démon même, qui nous tente de plus près et qui nous jette dans un combat plus dangereux ! Chrétiens, c’est « la convoitise qui nous tente, dit saint Jacques (10), et qui nous attire. » Ah! modérons-la par le jeûne, châtions-la par le jeune, disciplinons-la par le jeune.

O jeûne, tu es la terreur des démons ; tu es la nourriture de l’âme, tu lui donnes le goût des plaisirs célestes, tu désarmes le diable, tu amortis les passions : ô jeûne, médecine salutaire contre les dérèglements de nos convoitises, malheureux ceux qui te rejettent, et qui t’observent en murmurant contre une précaution si nécessaire ! Loin de nous, mes frères, de tels sentiments : jeûnons, jeûnons d’esprit et de corps. Comme nous retranchons pour un temps au corps sa nourriture ordinaire, ôtons aussi à l’àme les vanités dont nous la epaissons tous les jours, relirons-nous des conversations et des divertissements mondains ; modérons nos ris et nos jeux, faisons succéder en leur place le soin d’écouter l’Évangile qui retentit de toutes parts dans les chaires : c’est le son de cet Évangile qui fait trembler les démons… Sanctifions le jeûne par l’oraison ; purifions l’oraison par le jeûne. L’oraison est plus pure qui vient d’un corps exténué et d’une âme dégoûtée des plaisirs sensibles.

Assez de bals, assez de danses, assez de jeux, assez de folies. Donnons place à des voluptés et plus chastes et plus sérieuses. Voici, mes frères, une grande joie que Dieu nous donne pour ce carême. (…)

bossuet jeune

(1) 1 Pierre, 5, 8

(2) Jacques 4, 7

(3) Luc 8, 28

(4) Orat., 23

(5) Matthieu 8, 29

(6) De Genes. cont. Manich., livre 2, n.26

(7) Ephes. 5, 8

(8) Apolog. n.3

(9) 1 Rois 16, 23 ; 19, 10

(10) Jacques 1, 14

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